Histoire de cheveux

Bleu ciel , je fume une cigarette sur le trottoir en faisant les quinze pas et je me demande pourquoi j’insiste à me rendre dans le salon de cette chaîne de coiffeurs sans rendez vous  où j’attend deux heures pour une couleur et une coupe , alors que cet après midi je devrais user mes tongs ressorties du placard à chaussures sur les quais du Rhône , à profiter de ce soleil tout doux , tout tiède .

Mais je m’acharne parce que c’est 29 euros , parce que j’ai mes rituels , même mes habitudes d’agacement , parce que les filles connaissent mes couleurs , ce sont elles qui ont contribuées à faire pousser ma couette , et ce sont elles aussi qui refusent de la couper quand j’ai des envie d’être sage .

J’ai pris un livre mais je m’endors sur les mots en faisant tourner mon siège un coup à droite , un viron à gauche dans un élan de hanche , je ne peux pas partir et revenir , je perdrais mon tour ,  je pourrais m’enfuir mais quand je regarde mes cheveux bouclés dans le désordre , décolorés , grisonnants dans le miroir , je me rajoute quelques années sur une dégaine négligée !  

Alors je m’enfonce dans le fauteuil skaï qui colle et je patiente encore en râlant intérieurement , je reprends mon livre  , je joue avec les glaces pour observer mes comparses d’attente , le cheveu mouillé ou ébouriffé , terne ou coloré , frisé ou tiré !

Et puis soudain , Youpi c’est mon tour , prise par surprise , je n’ai même pas mis ma blouse !

La coloriste joue du pinceau et me baratine sur les promos pour un shampooing à 6 euros au lieu de 11 , mais si elle savait , c’est du grand luxe pour moi , je ne dois jamais dépasser les 2 euros cinquante pour un flacon de grande surface . Mais je cède , elle est toute jeune et rougissante , son fond de teint cache à peine ses boutons d’acné , sa timidité lui fait trembler la lèvre inférieure . Les habituées coiffeuses savent bien qu’il est inutile de me refiler du l’Oréal pro ou une crème nourrissante , encore moins un gel sculptant , structurant  , ni un tube pour entretenir la couleur , les habituées coiffeuses sourient quand elles m’entendent bougonner , les habituées coiffeuses s’étonnent quand je capitule !

Nous ne sommes plus que deux dans le salon , les coiffeuses montrent des signes d’épuisement , elles ont mené leur journée ciseaux coupants , teinture en attente , shampooing à la chaîne , le téléphone qui sonne , les clientes qui se succèdent , les bavardes , les râleuses , les exigeantes , les sans gène et quand nous serons enfin parties , elles auront encore le ménage à faire !    

Mes cheveux sont courts , ma couette est rose   , quatre heures après être entrée dans le salon , je paye , les filles fatiguées , éreintées par le rythme effréné de leur journée sont encore aimables , sourient et s’excusent de l’attente .